Cette jeune femme, originaire du Soudan, vivait à Paris dans les années 1890.
Il n'y a, à ma connaissance qu'un seul témoignage historique sur son existence, c'est le récit du colonel Baratier, qui dans ses mémoires raconte sa rencontre avec elle alors qu'il était jeune officier au Congo en novembre 1896.
Il faisait partie de l'expédition du colonel Machand qui se préparait à rejoindre le Soudan et la vallée du Nil.
Voici ce qu'il en dit, avec sa délicatesse de militaire colonial de l'époque:
Il pleuvait. C'est peu de dire qu'il pleuvait; l'eau tombait comme elle ne tombe que dans les pays tropicaux, en cataractes.
(...)
Assis sous la véranda, je regardais la pluie, quand, derrière ce voile, j'aperçus quelque chose de bizarre qui se mouvait sur le sentier conduisant de la rivière au poste.
On eût dit un sac en marche ; un sac surmonté d'une étrange coiffure... Au sommet de la côte, en prenant pied sur le plateau, le sac se redressa, un coup de vent le plaqua sur des formes humaines... Je me frottai les yeux, je n'en croyais pas ma vue.
J'avais devant moi une silhouette de femme ! Une femme vêtue à l'européenne! Cette coiffure était un chapeau! Un chapeau de
paille fleuri !
A quelques mètres de ma case, la tête apparut; ce n'était qu'une négresse! Mais une négresse dans cet attirail? D'où sortait-elle? Où allait-elle?
Une lumière illumina subitement mon ahurissement. J'avais devant moi la princesse Marie-Thérèse Tchibinda.
J'avais oublié absolument que son arrivée nous était annoncée depuis deux mois par dépêche ministérielle. Marchand m'avait fait part de cette surprenante nouvelle. Le ministre des colonies nous envoyait « une femme politique », fille du sultan du Dar-
Banda, qui désirait être replacée sur le trône, d'où une razzia l'avait enlevée jadis. Nous nous étions même demandé si nous n'étions pas l'objet d'une mystifîcation ; le Dar-Banda avait été conquis par le sultan Rafaï, et le trône en question s'était écroulé depuis longtemps.
Je constatais l'authenticité de la dépêche, en même temps que l'existence de la femme politique !
Pauvre princesse ! Elle avait dû passer à gué la Comba grossie par la tornade ; sa jupe d'indienne, des épaules aux pieds, collait sur son corps, le chapeau garni de fleurs ruisselait, n'avait plus forme de chapeau, les roses pendaient tout autour lamentablement ; ce n'était plus une femme, c'était une cascade !
Elle me faisait pitié malgré cet accoutrement comique, et je m'avançai vers elle :
— Princesse, soyez la bienvenue. Vous voilà dans un triste état !
Le visage humide, msis épanoui d'un sourire, elle me répondit avec un fort accent méridional :
— Oh! ça n'a aucune importance. Je ne suis pas de ces femmes qui font du fla-fla.
Ah! non; elle ne fait pas de fla-fla! Voila une princesse bonne enfant! J'allais apprendre peu après que j'eusse pu dire bonne d'enfants. Pour linstant, je l'invite à se sécher, à se changer même, si elle en a les moyens.
— Ma malle arrive, affirme-t-elle fièrement
— Princesse, soyez la bienvenue.
Mon ahurissement est complet. C'est une chapelière! Une malle chapelière sur les routes du Congo! Comment a-t-elle pu traverser la montagne et la forêt du Mayombe ? Il paraît que chaque matin il y a eu lutte entre les porteurs, à qui ne prendrait pas cet encombrant colis. Je le comprends. On aurait dû au moins, à Paris, donner quelques renseignements à cette malheureuse.
Derrière la malle, marche M. Crevost, agent du Congo, qui se rend à Brazzaville, et est chargé d'escorter la femme politique
de la Mission du Nil. Cette corvée le met d'assez méchante humeur; il trouve sa fonction ridicule et n'a pour sa compagne
de route aucun des égards dus à une reine, même déchue. Peut-être que si la pauvre était moins laide, il serait moins dur avec
elle?
Pendant que la princesse se déshabille, je déclare à M. Crevost qu'elle est pour moi l'envoyée du ministre ; je vais donc
l'inviter à dîner. J'ai surtout une forte envie de connaître l'histoire de cette malheureuse. Comment cette idée de revendiquer
une couronne a-t-elle pu lui venir? Il y a certainement longtemps qu'elle est en France, à en juger par la façon dont elle
parle.
La voilà changée, de costume, pas de visage. Sa robe parsemée de petits bouquets ne l'embellit pas. Quand elle était trempée et que ses vêtements transparents plaquaient sur son corps, elle semblait être dans la tenue où on est accoutumé de
voir une négresse ; mais une toison crépue, un nez épaté, des lèvres proéminentes, ne gagnent pas au costume européen.
Mon invitation est accueillie avec une reconnaissance dont j'ai peine à arrêter le débordement. A table, la princesse ne demande qu'à parler. A mesure que se déroule son histoire, j'admire l'œuvre philanthropique à laquelle nous sommes conviés à nous associer.
Agée de trois ou quatre ans, Marie-Thérèse Ichibinda fut enlevée dans une razzia opérée au Dar-Banda, sur lequel, assure-t-elle, régnait son père. Transportée dans le Soudan Egyptien, vendue plus tard en Erythrée, elle échoua à Massaouah, où un officier italien la recueillit et la prit à son service. Avec cet officier, elle vint en Italie, et y passa la plus grande partie de son existence, jusqu'au jour où des événements mal définis, la conduisirent en France. Ce qu'elle y fit tout d'abord, demeure dans le vague. Avec une tête couronnée, il faut être discret; je n'insistai pas. Où et comment, en combien de temps apprit-elle le français? L'histoire ne le saura jamais. Sa vie redevint publique quand elle entra comme bonne d'enfants chez un journaliste, rédacteur à L'Eclair, affirme-t-elle.
C'est ce rédacteur avisé, qui probablement désireux de se débarrasser de cette négresse, tout en lui procurant une place avantageuse, lui mit en tête l'idée de remonter sur le trône de ses pères. Il dut être très éloquent; Marie-Thérèse Tchibinda, séduite par l'appât des grandeurs, s'enthousiasma de ce projet. Le malin publiciste ne fut pas moins éloquent avec le ministre des colonies; il lui exposa, ainsi que le prouve la dépêche reçue par nous, que cette femme nous serait de la plus haute utilité; il n'hésita pas à affirmer que nous traverserions le Dar-Banda et que le fait d'y ramener une souveraine nous y créerait tout de suite une situation hors de pair. Le ministre ne pouvait se refuser à un devoir d'humanité qui se doublait d'un acte politique. C'est ainsi que devant la volonté bien arrêtée de Marie-Théièse Tchibinda de revoir le berceau de ses ancêtres, le gouvernement résolut de l'expédier à la Mission.
Nul ne s'est inquiété de savoir comment, ayant été enlevée à trois ans, Marie-Thérèse pouvait se rappeler qu'elle appar-
tenait à la grande famille des Tchibinda ! On a oublié que le Dar-Banda n'existait plus. On n'a pas réfléchi que nous ne traverserions nullement le pays qui fut le Dar-Banda. On n'a pas songé que la malheureuse, élevée eni Italie, parmi le
monde civilisé, ne se doutait pas de ce que représentait l'Afrique, de ce qu'était la vie des siens, si jamais elle les retrou-
vait ; on ne s'est pas dit qu'on allait la jeter dans un pays dont elle ignorait tout, dont elle ne savait pas la langue, et que lui
faire reprendre les mœurs des anthropophages n'était peut-être pas le dernier mot de la philanthropie I
Je lui demande si elle se .souvient du nom de son village? Elle me répond qu'ils est au bord d'une rivière. C'est faible com-
me renseignement! Quant à l'origine de son nom, elle est très étonnée de cette question. Elle s'est toujours appelée comme
ça. Oui, toujours; c'est-à-dire depuis, qu'elle a des souvenirs, et les plus lointains remontent au temps de sa captivité.
Tchibinda est vraisemblablement un nom que lui ont donné ses ravisseurs. Elle ne connaît, en fait de brousse, que le Corso et
le boulevard I Elle s'imaginait voir ici des villes, des chemins de fer et des tramways...
Que ferons-nous de cette femme? Pour le moment, elle n'a qu'à poursuivre sa route jusqu'à Brazzaville, elle y attendra notre
départ.
Le lendemain matin, elle se remit en marche, coiffée de ses roses, suivie de sa chapelière. Elle affirmait, essayant d'em-
brasser mes doigts, qu'elle était triste de me quitter car elle m'aimait bien déjà!
*
Antoine a dit…
RépondreSupprimerBien que Baratier ne soit qu'un militaire de la fin du XIX° siècle, je trouve intéressante l'absence de racisme dans ses propos. Convaincu de la supériorité européenne, il l'est, mais ne semble pas penser que cela soit lié à la couleur de peau...
Il apparaît clairement qu'il considère que cette jeune femme noire, qui a grandi en Europe et ne connaît rien de l'Afrique, aurait dû rester en France.
Certaines de ses phrases semblent prémonitoires en nos temps d'expulsions systématiques de jeunes "sans papiers" vers des pays "d'origine" où ils n'ont pas grandi.
11 mars 2010 08:38